INTERVENANTS : CÉDRIC : Créateur de Papatriarcat

INGRID BAYOT : Invitée

CÉDRIC : Bonjour chèr. es auditeurs/ices, merci d’être là, merci pour le soutien. N’hésitez pas à vous abonner, à laisser un commentaire ou à laisser 5 étoiles dès que c’est possible. Cela’aide déjà beaucoup le projet. Vous pouvez aussi, si vous le souhaitez, faire un don dans le lien disponible en description du podcast. Pour toute demande d’accompagnement personnel, vous pouvez aussi maintenant me retrouver sur mon site internet : www.cedricrostein.com, que ce soit pour des séances individuelles, ou des ateliers en groupe. Le lien est en description du podcast. Merci, et à bientôt.

01:10 GÉNÉRIQUE

01:20 CÉDRIC : Bienvenue sur Papatriarcat, le podcast qui réfléchit à la parentalité au XXIe siècle pour l’affranchir du modèle patriarcal.

01:30 INTRODUCTION

CÉDRIC : Dans cet épisode, je reçois Ingrid Bayot. Ingrid Bayot est sage-femme depuis 1981. Détentrice du diplôme universitaire Lactation humaine et Allaitement, elle a travaillé dans tous les domaines de la périnatalité. Elle enseigne sur le sujet depuis 1991, elle est autrice des livres “Le 4e trimestre de la grossesse” et “parents futés bébé ravi”. c’est une des rares personnes, qui très sincèrement m’impressionnent. Elle a l’expérience, elle est experte, elle sait transmettre, elle est humble, et surtout elle apporte une vision d’ensemble grâce à toute son expérience que je trouve vraiment exceptionnelle. c’est donc avec beaucoup de plaisir que j’ai pu réaliser cette interview. Je vous souhaite une très bonne écoute.

02:21 CÉDRIC : Bonjour Ingrid Bayot.

02:24 INGRID : Bonjour.

02:25 CÉDRIC : Merci beaucoup de m’accorder du temps, je suis ravi de pouvoir faire cette interview avec vous, j’ai pu découvrir votre travail grâce à des connaissances qui sont très proches du sujet de l’allaitement, et j’ai aussi pu lire votre livre “Le 4e trimestre de la grossesse” que j’ai trouvé exceptionnel, génial. Un livre que tous les parents devraient prendre le temps de lire. Il est accessible, il est très complet, il est documenté, vous ne mâchez pas vos mots, ça fait franchement du bien à lire, cela ferait du bien à plein de parents de le lire. Donc merci pour ce travail.

02:59 INGRID : [Rires] Merci.

03:00 CÉDRIC : J’ai quelques questions qui sont venues, notamment par rapport à la situation sur l’allaitement en France et tel qu’il peut être vécu. J’en ai parlé dans la partie 1, aujourd’hui l’allaitement est quand même quelque chose qui est reconnu comme très positif, comme sûrement l’un des meilleurs moyens d’alimenter l’enfant. Avec tout ce positif que l’on peut en dire, comment cela se fait que l’humain, du moins l’humain occidental, en soit arrivé à en faire une pratique qui est presque marginale ?

03:25 INGRID : Marginale, ou qui paraît curieuse. Rien que le simple fait de dire que l’allaitement est meilleur montre bien le fait qu’il est sorti de la normalité. Parce que l’allaitement n’est pas meilleur, il est normal [rires]. c’est toute une nuance de langage, mais ça montre bien d’où est-ce que l’on regarde. Bon, c’est déjà un peu moins marginal maintenant qu’il y a 30 ans. Quand je pense à ce que j’ai entendu comme informations sur l’allaitement quand moi j’ai eu mes enfants, et quand j’étais étudiante sage-femme, on a quand même progressé. On a progressé c’est sûr. Vous répondre, c’est, waouh [rires], c’est vaste parce qu’il faut vraiment partir de très loin. Bon, de toute façon, s’il n’y avait pas eu d’allaitement on ne serait pas là pour en parler, déjà. Première chose. c’est la norme biologique de l’espèce et c’est ce qui a permis à des bébés Sapiens qui naissent immatures et vulnérables de s’adapter et de s’intégrer dans une communauté, en ayant une figure d’attachement principale qui est leur mère et vers laquelle ils se retournent, de manière prioritaire. Par la suite, à partir de ce camp de base, il s’en va vers les autres. Donc déjà, dans une tribu humaine, du pré néolithique, donc je parle là avant l’agriculture et la sédentarité, une maman qui allaite n’est pas une maman isolée. Elle est dans son groupe, dans sa tribu, et l’enfant qu’elle allaite va vers les autres, petit à petit, il y a un camp de base très sûr, mais il va vers les autres. Comment est-ce que je peux dire ça ? Eh bien par l’analyse d’anthropologie que j’ai beaucoup fouillée pour écrire mon livre et par aussi toute la documentation que l’on a sur les peuples qui vivent encore comme ça maintenant. Qu’est-ce qu’il se passe avec la sédentarité ? Quelque chose de très particulier. On va vivre dans des maisons au lieu de vivre dans la nature. Ce qui veut dire que les bébés ne vont plus être portés. Alors, ne plus être porté va avoir des conséquences considérables à la fois sur la façon de voir les enfants et sur la façon de voir la maternité, parce que qui dit bébé déposé dit bébé qui pleure beaucoup donc qui devient un bébé gênant. On va commencer à vouloir l’éduquer, parce qu’il gêne tout le monde. L’autre chose, c’est qu’il s’agit d’un bébé moins souvent allaité. Si les femmes portent moins leurs bébés, elles l’allaitent moins souvent, elles vont redevenir enceintes plus tôt. Autre chose qui est en lien avec l’agriculture, c’est la consommation des hydrates de carbone qui vont augmenter énormément, donc les femmes vont être plus grasses, plus enveloppées, elles vont moins bouger, elles vont être moins musclées, donc elles vont devenir plus fragiles aussi (enfin, pas tout de suite, parce que quand même les rurales travaillent fort), mais je vous donne les grandes lignes pour faire court. Et à partir de là, elles vont être fécondes plus tôt, beaucoup plus tôt dans leur vie, et elles vont avoir beaucoup plus d’enfants. Tout le monde parle de la révolution démographique du néolithique, mais quand on creuse un peu on se rend compte que c’est la catastrophe démographique du néolithique, parce que le nombre d’enfants va augmenter énormément, mais ce qui va augmenter aussi énormément c’est la mortalité avant 5 ans. Pourquoi ? Parce que la proximité et la promiscuité avec les animaux qui vont être domestiqués va créer des problèmes énormes d’élimination (de ce que produisent des animaux quand ils sont parqués [rires]), déjà pour des humains éliminer des affaires d’humains (si vous avez fait du camping vous voyez de quoi je parle), donc là vous allez commencer à avoir des troupeaux et ça va vraiment devenir catastrophique. Donc la natalité augmente, les femmes vont avoir des bébés dans les 15 à 18 mois alors qu’au prénéolithique c’était aux 3 à 6 ans d’écart entre deux enfants. Là on va passer de 15 à 18 mois, avec des femmes qui savent que le bébé qui naît a un risque sur deux de mourir avant 5 ans. Et donc je pose là aussi la question de la motivation maternelle. Je n’ai pas de réponse universelle, je n’ai pas de réponse univoque, mais c’est certain que ça a dû jouer. Quand vous êtes dans une tribu, que les enfants sont rares et que tout le monde se sent impliqué, y compris les grands-parents, cela fonctionne très bien. On sait que quand grand-mère s’implique dans le maternage d’un enfant dans une tribu nomade ou semi-nomade, l’espérance de vie de l’enfant augmente, donc le gène de la longévité a été gagnant chez les femmes et pour l’espèce en général. Donc on a là des enfants qui vont être beaucoup plus nombreux, beaucoup plus à risque de mourir avant 5 ans, et qui vont être des gêneurs puisque comme on les dépose (alors qu’un bébé humain est une espèce portée comme tous les primates évolués), il ne comprend pas ce qui lui arrive, donc il va beaucoup plus pleurer. Et je ne suis pas la seule à le penser, quand j’ai lu Olivier Morel, “La violence éducative : un trou noir dans les sciences humaines”, ses livres sur la question, ça a vraiment confirmé ce que je pressentais depuis longtemps. Même si je pense qu’il y a dû y avoir des conflits parents/enfants avant (les humains ne sont pas des bisounours), mais de manière systématique et endémique, la sédentarité, la surnatalité et la surmortalité infantiles n’ont certainement pas dû aider. Alors autre chose aussi qui va être en parallèle de la sédentarité, c’est la tendance à la hiérarchie dans tous les groupes de primates évolués, qui existe déjà chez les gorilles, les chimpanzés, etc. il y a des hiérarchies sociales chez tous les primates, chez tous les humains aussi, on le voit dans les tribus, mais cette tendance à la hiérarchie va s’exacerber et va progressivement créer des civilisations (quand je dis progressivement c’est sur quelques millénaires) où la hiérarchie va devenir une véritable catastrophe humaine en ce sens que quelques élites vont s’approprier la richesse, le pouvoir, la comptabilité, le contrôle des autres (d’ailleurs on n’est toujours pas sortis de là, mais ça, c’est un autre débat). Et la violence sociale va toujours dégouliner du haut vers le bas. Donc, on va voir apparaître l’esclavage, et dans le bas de la société on va avoir de manière catastrophique les femmes : parce qu’elles sont tout le temps enceintes, parce qu’elles sont donc en situation de fragilité de plus en plus souvent, avec des enfants qui meurent et donc on va inventer alors que la femme devient l’esclave de son conjoint et de tout le monde. Même si un homme est esclave, il a encore plus bas que lui, il a une femme esclave. On va inventer le devoir conjugal et on va donc inventer le devoir de reproduction (je n’ose même plus parler de maternité). Alors là je vous fais un raccourci énorme parce qu’entre les équilibres du prénéolithique (qui sans être tout roses n’étaient pas tout noirs non plus ; il y avait un équilibre hommes/femmes et un équilibre dans la natalité et dans l’implication des différentes générations autour de l’enfant, le maternage a toujours été communautaire dans notre histoire), il y a avec la sédentarité, la l’agriculture, la natalité, la surmortalité infantile, les hiérarchies sociales et les violences, dans tout cela, entre les situations les plus graves qu’on a pu voir dans l’histoire, il y a toute une série d’intermédiaires où il y a eu des périodes d’équilibre (la plus proche de nous a quand même été certaines périodes du moyen-âge avec des périodes de paix et d’équilibre relatifs entre les femmes dans les ruralités). On a tellement besoin les uns des autres que même si les hommes avaient, d’après l’Église et le pouvoir officiel, suprématie sur les femmes, il y avait toute une série de contre-pouvoirs et ça marchait très bien. Donc dans ces hiérarchies là, qu’est-ce que l’on va voir très rapidement ? Les femmes qui sont en “haut”, dans les classes dominantes, ça ne va pas du tout les intéresser la maternité. Et donc dès les premières grandes civilisations autour de la mésopotamie on va déjà avoir dans le Code de Hammurabi des règles et des lois autour des nourrices. Donc les femmes vont déléguer le maternage à l’enfant. Ce qui va se voir dans toutes les classes sociales, dans toutes les classes dominantes au cours de l’histoire (ça va rester un phénomène accessoire), c’est une petite partie de la population qui utilise des nourrices, des servantes ou des esclaves pour nourrir ses enfants. Et ce n’étaient pas forcément des catastrophes sociales, quand on lit “L’Iliade et l’Odyssée” d’Homère, quand Ulysse revient chez lui, la première personne qu’il va saluer ce n’est même pas sa femme (de toute façon il y a tous les courtisans autour qui sont prêts à le tuer donc il est prudent), mais il est recueilli par une bergère qui ne vit pas loin de la côte et qui le reconnait parce que elle l’a nourrit et elle reconnait une tache de vin sur la plante de ses pieds (si je me souviens bien de mes classiques). Et donc ils tombent dans les bras l’un de l’autre, donc on voit qu’il pouvait y avoir, même dans ces histoires de nourrices, de très très belles rencontres. D’autre part, ces nourrices vivaient avec la famille de l’enfant allaité donc il n’y avait donc pas forcément de séparation. Là où ça va devenir un peu plus gore, si j’ose dire, c’est avec l’avènement de ce que l’on appelle les “temps modernes”. Parce que, cette tendance à déléguer les bébés à d’autres (le maternage communautaire est déjà une tendance normale de l’espèce humaine, une mère ne devrait pas se retrouver la seule responsable de son enfant, c’est une charge beaucoup trop lourde, bien que maintenant les pères s’impliquent, mais on en reparlera tout à l’heure), mais donc qu’est-ce qui va se passer après le moyen-âge, après l’époque féodale ? On va avoir cette période qu’on va appeler l’avènement de la bourgeoisie. Or, la bourgeoisie qui va avoir de plus en plus d’argent parce que le capitalisme va vraiment commencer à ce moment-là va supplanter la noblesse qu’elle va à la fois admirer, haà¯r et vouloir imiter. Et donc ils vont imiter aussi bien la grande bourgeoisie pour des raisons de statut social que la petite bourgeoisie, les petits artisans (où les femmes travaillent beaucoup, elles travaillent avec leur conjoint) qui vont soit mettre leur bébé à l’extérieur des grandes villes, dans ce qu’on appelait les “ceintures de nourrices” donc il y a abandon d’enfant, soit l’on récupère l’enfant (s?il a survécu) après 4 ou 5 ans. Et puis il y a les familles qui sont plus riches, donc elles vont faire venir des paysannes, qui en général sont des femmes qui accouchent sous x en France, de manière anonyme dans une maternité, qui abandonnent leur enfant et qui se placent dans les bureaux des nourrices et on arrive alors au 18e, 19e siècle. Et donc on voit que l’allaitement, alors qu’il était très très normal dans la ruralité (et je vous rappelle quand même que jusqu’à la guerre 14-18 la ruralité, c’était les 4/5 e de la France). Cet allaitement va devenir un stigmate, un, des femmes méprisées par l’ensemble de la bourgeoisie et deux, le non-allaitement est un signe d’ascension sociale, d’abord en lien avec un statut très élevé avec la noblesse et puis en lien avec la haute bourgeoisie. Et donc ça fait qu’on arrive là dans une vision de l’allaitement et de la maternité qui est très très particulière. Si on est une femme bien, oui on a des enfants, mais pas trop, et puis on ne s’en occupe pas trop non plus parce qu’on est quand même une femme libre. Va s’ajouter à cela tout le mouvement de ce que l’on a appelé la libération des femmes, qui vu l’époque et vu les sensibilités de l’époque ont d’abord été anti-maternité. Ce qu’il faut comprendre, parce que je connais un peu l’histoire de Simone de Beauvoir et notamment quand elle a décrit l’histoire de sa mère, c’est que la maternité c’était l’anéantissement total. Ce qui était le cas pour beaucoup de femmes, il faut quand même le réaliser. Je dis toujours que le christianisme a été la première religion à offrir un choix aux femmes, un choix qui nous paraît dérisoire actuellement : être marié à quelqu’un et se faire faire des enfants et de préférence beaucoup parce que beaucoup vont mourir, ou avoir une vie intellectuelle et avoir une vie spirituelle et être moniale. Évidemment, ce choix n’intéresse plus personne, on veut avoir tout, évidemment, bien sûr [rires] quitte à ce que la spiritualité prenne des formes plus diverses que ce que le début du christianisme a permis, mais c’était quand même une révolution incroyable, à la fin de l’époque romaine. C’était inimaginable comme choix. Ce n’est pas pour rien qu’on les a massacrés [rires]. Alors je ne sais pas si j’ai répondu à votre question, mais pourquoi est-ce que c’est devenu une pratique marginale ? Eh bien à cause de la vision que l’on en a. c’est bon pour les rurales, c’est en lien avec la pauvreté, surtout qu’en France on était le pays record de mise en nourrice, il y avait énormément de nourrices en France. Et il y a 25 ans, quand je donnais des formations dans tout l’ouest de la France, on m’a souvent dit “Ma grand-mère a été nourrice quelquefois et elle a pu se constituer une dote et se marier, avoir des enfants pour de vrai”. Il ne faut pas oublier que pour être nourrice il fallait avoir déjà eu un enfant, que l’on ne gardait pas. Donc derrière chaque enfant allaité par une nourrice, il y a deux abandons : l’enfant de la femme pauvre et l’enfant de la nourrice qui était mis à l’assistance publique où jusqu’au bout du 20e siècle, il y avait neuf risques de mourir avant 1 an. Ce sont les taux de mortalité maximums de notre espèce. Donc l’allaitement, c’est la pauvreté. Et puis maintenant “Ah dans ma famille on a assez d’argent pour nourrir notre enfant autrement qu’au sein”. c’est vraiment lié à la pauvreté, à une sous-classe sociale, à une vision pauvre. Ou alors “Quand on est riche maintenant on ne met plus en nourrice, on donne le biberon”. Et je le vois aussi chez certaines femmes immigrées, que ça soit d’Asie ou d’Afrique (je ne ferai pas de généralités, mais j’ai entendu des témoignages de femmes qui voulaient que l’on prenne des photos d’elles en train de donner le biberon à leur bébé pour envoyer à leur famille. Alors qu’elles les allaitaient, en réalité. Mais elles voulaient envoyer des photos avec le biberon parce que cela faisait chic, cela faisait occidental, “civilisé”. Je me souviendrai toujours d’une jeune femme médecin qui était stagiaire pour être obstétricienne, et quand je lui parlais d’allaitement, elle me regardait d’un air horrifié “L’allaitement c’est bon pour les mamas dans la brousse”. Elle en était en fait à la génération des premières femmes féministes. Et je ne sais pas ce qu’elle avait vu des “mamas dans la brousse”, mais ça n’avait pas l’air d’être très joli dans sa représentation. Donc on ne peut pas dire que c’est un geste totalement naturel, car c’est un geste hautement culturel, imprégné de la culture où l’on vit. Voilà [rires].

18:06 CÉDRIC : Merci pour toutes ces précisions. En effet, il y a vraiment toute cette histoire qui est impressionnante, à découvrir dans votre livre, qui explique cette vision de la maternité et de cet allaitement. Il y a un deuxième aspect qui m’a marqué, vraiment, dans votre livre, c’est quand vous parlez de la mortalité dans les endroits où l’on abandonnait les enfants, et vous parlez de la naissance de la puériculture.

18:38 INGRID : Ah oui, effectivement. Qui s’occupait des bébés ? Les rurales, les servantes, les domestiques, c’est-à-dire des gens qui n’écrivaient pas et qui ne pensaient pas à ce qu’elles faisaient. On faisait comme cela par transmission d’une génération à l’autre. Et personne ne le remettait en question. Il y avait là-dedans des gestes de grand bon sens, et des gestes qui nous paraissent d’une cruauté invraisemblable, par exemple d’emmailloter les enfants très très serrés et les suspendre à un clou. Dans la ruralité ça s’est beaucoup fait, car quand un enfant naissait au début de l’été, eh bien il fallait que la femme aille faire les foins. Et que dans une ferme, si on ne suspend pas un bébé à un clou, eh bien il y a des rats, donc on ne laisse pas un bébé dans un berceau s’il n’y a personne pour le surveiller. Et puis aussi, il faut qu’ils se taisent. Donc pour qu’ils se taisent, on prend un chiffon imprégné de Calvados et on le met dans la bouche, et du coup ils se taisent très bien. Dans la classe dominante, on mettait de l’opium aussi. Alors il y avait des arrêts respiratoires, voilà… Donc oui vraiment, il y a des choses invraisemblables. Enfin bon, tant que l’enfant était baptisé, ça allait, tout le monde était content. Et je me souviens que ma grand-mère paternelle me disait toujours qu’un enfant c’est très simple, un bébé c’est très simple. Il est propre et a mangé, il n’a donc besoin de rien. Et s’il pleure alors qu’il a mangé c’est qu’il fait un caprice. On vérifie la fameuse épingle de nourrice, si sa couche n’a pas besoin d’être changée, et si ce n’est pas le cas eh bien il pleure. Tout le monde faisait comme ça, et donc ces femmes n’ont pas réfléchi, n’ont pas pensé, n’ont pas écrit. Alors qu’il y avait pourtant des choses notamment dans le bercement, quand on voit les très vieux berceaux, il y a moyen de les bercer. Je crois que lorsqu’un bébé est peu pris dans les bras, s’il est emmailloté il est mieux contenu que dans un berceau sans contenant. Donc voilà, qu’est-ce qui a commencé à théoriser les soins aux bébés, c’est d’abord réaliser qu’en Europe de l’Ouest et particulièrement en France il y avait énormément d’abandons d’enfants entre le 17e, 18e et 19e siècle. Et pas seulement dans les classes pauvres, dans certaines classes bourgeoises aussi, surtout à partir de la loi sur l’héritage, on a interdit le fait que ce soit l’aîné qui hérite de tout. Il a fallu partager l’héritage entre tous les enfants donc là, on a commencé à abandonner des cadets, ou à pousser un peu pour que la cadette rentre au couvent ou dans la prêtrise, vous voyez le genre de vocations que cela pouvait donner. Et donc, dans tous ces abandons d’enfants, juste pour vous donner une idée, il y a eu des ordres religieux qui ont été fondés pour pouvoir faire face à ces abandons parce qu’on les abandonnait un peu n’importe où. Par exemple, Saint-Vincent-de-Paul est un des plus célèbres et on y a tenu des registres. Donc on arrivait à l’institut Saint-Vincent-de-Paul des enfants trouvés, on arrivait vraiment, dans ces heures de “gloire” au 18e, jusqu’à 2500 enfants par an. Des bébés qui arrivaient et dont les 9/10 e décédaient avant 1 an. Il faut réaliser qu’ils étaient plusieurs par berceaux, on donnait du lait de vache non pasteurisé coupé avec l’eau de la ville, sans aucun contrôle sanitaire, dans des biberons à goulots étroits impossibles à nettoyer et avec des tétines qui ressemblaient à des chiffons, des bouts de cuir, etc. Et bien souvent aussi, les enfants mangeaient seuls, ils n’étaient pas pris dans les bras. Donc vous imaginez le niveau d’immunité de ces enfants-là. Ils tombaient, comme on dit, comme des mouches. Il y a quand même des médecins qui se sont impliqués, du personnel soignant qui a commencé à réfléchir à comment faire survivre des enfants sans mère, et sans allaitement, à grande échelle. Et là il y a quand même eu un tournant autour de Pasteur (je dis autour parce qu’il n’est pas le seul, il y en avait d’autres qui commençaient déjà à se douter que l’hygiène avait une importance capitale en ce qui concerne les enfants et les femmes en couche aussi d’ailleurs), et on a commencé vraiment début du 20e siècle à avoir une bien meilleure survie des enfants lorsqu’on les a lavés, qu’on a nettoyé les linges, qu’on a augmenté l’hygiène de ces hospices d’enfants, qu’on a stérilisé les biberons parce qu’on avait les autoclaves, qu’on avait l’importation de caoutchouc qui permettait d’avoir des tétines qui se stérilisent, on a bouilli l’eau, on a pasteurisé le lait et donc là on est passés, grosso modo, de 90 % de mortalité avant 1 an, à 25 %. Ce qui est un succès médical absolument phénoménal. Mais le problème, c’est que comme la puériculture et la pédiatrie sont nées là, dans ces circonstances, il y a un peu une tendance à dire “Mais avant nous, avant la médecine, les enfants tombaient comme des mouches”. Or si l’on avait eu, au prénéolithique, une mortalité aussi grave que celle que l’on avait dans ces orphelinats-là, eh bien l’espèce se serait éteinte. Oui, il y avait une mortalité infantile avant 5 ans, mais pas au point de ce que l’on a vu dans ces orphelinats-là, dans ces collectivités. Et donc le progrès, c’est devenu de récurer les bébés tous les jours, de stériliser tout leur matériel, de faire des supers biberons, et alors ça a été le début du 20e, la grande ère des nurses diplômées. Et là, le soin au bébé est devenu l’accès à un certain statut, à un uniforme, ça a quand même amélioré le statut des enfants, notamment dans la bourgeoisie parce que plutôt que de les mettre en nourrice et de les envoyer promener au loin, on a plutôt fait venir une femme sans enfants, diplômée de l’école de puériculture de machin truc (il y en a eu un peu partout), et qui alors, savait donner les biberons à heures fixes, vous “régler” les gamins correctement et les faisait pousser, exhiber fièrement sur la photo du baptême. Mais comme je vous disais, ça a mis fin au commerce des nourrices, donc il faut toujours relativiser, ça a quand même été une amélioration, parce que le rapprochement des enfants de la classe bourgeoise a permis à ces parents de les observer (alors je ne dis pas que tous les parents plaçaient leurs enfants, je donne les grandes lignes ici, il faudrait mettre des nuances et de la subtilité dans tout ce que je dis parce que je ne veux pas avoir l’air de décrire un tableau noir et qui condamnerait des générations de parents, parce que tout cela, c’est fait de manière plus ou moins forte, avec plus ou moins de nuances.), et même dans ces collectivités d’enfants, il y a par exemple certains enfants qui étaient particulièrement entreprenants et la religieuse s’entichait d’un enfant et celui-là avait un meilleur taux de survie évidemment. Parce que ces femmes-là, c’était leur seule source d’ocytocine de pouvoir cajoler un bébé. Et les petits chouchous, eh bien ils avaient un meilleur taux de survie évidemment. Et ceux-là avaient peut-être une chance de continuer leur vie. Donc la puériculture, qui traîne encore ce boulet-là, qui a été théorisé dans ces collectivités d’enfants, est une puériculture plus rigide qui ne vise pas le développement de l’enfant, mais qui vise la survie d’enfants sans mères et sans allaitement. Alors, actuellement, toutes les structures d’accueil des bébés travaillent énormément pour amener d’autres façons de faire. Je ne sais pas si vous avez eu vent du rapport Giampino, qui a été fait il y a quelques années en France par une psychologue et psychanalyste qui a beaucoup travaillé au niveau du ministère pour faire des recommandations sur l’amélioration de l’accueil de l’enfant, de l’intégration des parents, du développement de l’enfant dans toutes les sphères (musicales, culturelles, motrices, etc.). Il y a toute une réflexion et une effervescence. Mais ils sont méritoires parce qu’ils partent de loin. Et mes collègues qui sont, comme on dit, puéricultrices en France, savent bien qu’elles se tirent un boulet au pied, parce que notamment celles qui travaillent en PMI, en France, dans les milieux un peu plus reculés, eh bien avoir la voiture de la PMI devant la maison c’est quelque chose de suspect. c’est la surveillance, le flicage, on vient voir si vous faites bien. Alors qu’elles ne sont pas là pour cela du tout, maintenant elles ont des formations sur l’attachement, elles sont là pour seconder les parents, les soutenir dans leur parentalité, mais il n’y a rien à faire, la PMI a été créée à ce moment-là. Cela veut d’ailleurs dire “Protection maternelle et infantile” c’est lourdingue, c’est lourdingue à porter. Je crois que quand on connaît notre histoire on peut plus facilement s’en libérer, ou en tout cas voir où elle est, et ce qu’elle nous fait.

27:00 CÉDRIC : Eh oui. Et je vous rejoins complètement sur cette vision-là. c’est quand même assez fou de se dire que la puériculture, qui on va dire, est la science qui nous permet d’élever nos enfants dans les meilleures conditions, soit quand même née dans un environnement sans parents. Moi personnellement c’est quelque chose qui m’a vraiment interpellé. Et l’autre sujet qui m’interpelle beaucoup et qui est un peu en lien avec le rôle de la PMI que vous décrivez, c’est cette nécessité au développement de notre espèce, d’être ensemble lorsque l’on souhaite élever une enfant, parce qu’aujourd’hui il y a quand même beaucoup de pressions qui sont portées sur les parents, notamment et surtout sur la mère. Dans votre livre vous abordez ce sujet qui est très sensible, qui est l’attention que l’on va porter à la mère par rapport à celle de l’enfant. Aujourd’hui, avec toute votre expérience, dans la majorité des cas, comment l’arrivée de l’enfant et son allaitement est vécu par la mère ? Moi j’ai vu sur les réseaux des mots comme “sacrifice, oubli de soi” et à contrario, “prise de conscience de sa force féminine qui assure la survie, notamment de son enfant”.

28:04 INGRID : Oui. Vous m’avez posé la question en disant “vécu par la mère”, or il y a des millions de mères, et l’échantillon de réponses que vous venez de donner, on pourrait y trouver quelques millions de mots, parce que je crois que chaque femme utilisera plusieurs mots pour le décrire. Et qu’entre le don de soi et même parfois la sensation de sacrifice de soi, il peut se vivre une sensation aussi à d’autres moments de réalisation de soi. Parce qu’il y a des journées où tout se passe bien (bon déjà on perd le contrôle de tout hein, quand on a un enfant, durant le 4e trimestre de grossesse et même les quelques mois et années qui suivent on surfe sur la vague, mais on n’a pas le contrôle, moi j’avais mis sur mon frigo “Reste calme, rien n’est sous contrôle”, mais je trouvais qu’en anglais ça marchait bien “keep calm nothing is under control”, et c’est vraiment ça). Donc comment va-t-on surfer avec cette vague ? Eh bien avec des moments où on se dit “Oh chouette, qu’est-ce que je réalise”, l’enfant court vers nous, l’enfant cueille toutes les tulipes du jardin et il nous les offre avec un sourire tellement merveilleux qu’on oublie de râler à propos des tulipes massacrées [rires]. Et puis à d’autres moments on se dit “Mais qu’est-ce que je deviens là-dedans, je voulais terminer tel article, j’avais promis à telle copine que j’allais la rappeler avant 4 h et c’est absolument impossible”. Ensuite, sans parler du 4e trimestre, mais un peu plus loin : “je n’arrive plus à aller nager, je ne fais plus de sport pour moi”. Voilà. L’un n’empêche pas l’autre. On peut passer de l’un à l’autre et parfois dans la même heure. Je n’ai pas de réponse à ça. Et il y a quelque chose qui est fragilisant et surtout dans les premières semaines et les premiers mois, je veux dire qu’en France il y a un facteur en plus. La première chose, c’est l’isolement. L’isolement dans les premières semaines. On revient de la maternité, on se retrouve toute seule chez soi. En France le conjoint reprend le travail à l’extérieur après 10 jours si je me souviens bien, et là il y a des femmes qui disent “Je tombe dans le vide”. Beaucoup de jeunes femmes actuellement ont construit leur vie sociale en grande partie sur la vie professionnelle, et là elles passent dans une zone d’invisibilité sociale et quand l’on prend de ses nouvelles on prend des nouvelles du bébé, ou alors on ne parle que de bébé. On dirait que l’on n’existe plus qu’en fonction du bébé. Mais d’un autre côté, nous fonctionnons comme cela aussi. Et donc en France, le 4e trimestre n’est pas terminé en général quand elles reprennent le travail rémunéré. Donc il y a à la fois ce moment qui est très court et très isolé où la reprise du travail peut être synonyme de “Ouf, je vais de nouveau parler à un adulte pendant la journée”, mais en même temps le corps n’est pas prêt, la relation n’est pas prête, ça crée un stress. Je me souviens, en formation en France, les professionnelles que je forme qui ont été maman me disent “J’avais peur de me laisser aller dans ce maternage parce que je savais que dans quelques semaines j’allais commencer le sevrage”, parce qu’il y en a beaucoup qui croient qu’il faut arrêter d’allaiter pour reprendre le boulot, et pour certains boulots on ne peut d’ailleurs pas faire autrement. Enfin bon, je ne vais pas donner d’exemples parce que c’est différent pour chacun, mais vraiment c’est un tiraillement. Il y a à la fois ce trop peu de monde et puis cette reprise trop rapide, cette envie d’avoir une vie sociale que l’on ne peut avoir que par cette vie professionnelle, mais cette vie professionnelle arrive trop tôt. Et ces défis-là, c’est la quadrature du cercle. Et ce n’est pas la norme dans notre espèce de vivre ça. Parce que le dilemme entre vie sociale et vie maternelle, au prénéolithique ça n’existait pas, on vivait ensemble. Je ne dis pas qu’il faut vivre en tribu, il faudrait essayer de trouver des équivalents. Nous avons perdu beaucoup de compétences sociales avec la sédentarité. Olivier Morel l’explique très très bien. Nos très lointains ancêtres devaient savoir travailler en coopération, en collaboration, savoir gérer les conflits, parce que vivre à 25, à 45 personnes, c’était comme ça ou ce n’était pas. Il n’y avait pas moyen autrement. Et donc un enfant qui est accueilli, qui est porté, allaité, eh bien il développe son néocortex. Oui, il y a du stress qui arrive, mais du stress tolérable, qui est amorti par le groupe autour. Donc pour une femme, avoir ce dilemme entre son implication dans la communauté, son implication avec l’enfant, c’est un dilemme très récent, qui n’a que quelques millénaires. Parce que les homo sapiens ont 300″000 ans et les espèces humaines 2,8 millions d’années et les préhumains remontent à 7 millions d’années. Donc tous ces gens sont des gens nomades qui maternent, qui portent leurs bébés, qui allaitent pendant longtemps. Donc la norme de notre espèce est la proximité. Et il y a un autre dilemme chez les femmes, c’est leur utilité, leur place dans la société, pour s’occuper de leur bébé à temps plein (et c’est parfois à temps trop plein d’ailleurs), parce qu’elles ne parlent pas à un adulte de la journée. Ce qui est toxique. Ce n’est pas normal de ne pas pouvoir parler à un adulte de la journée. Elles doivent faire un choix entre leur bébé et leur vie professionnelle. Et ça, c’est un dilemme qui n’est pas tenable non plus.

33:52 CÉDRIC : Donc c’est compliqué. Forcément, aujourd’hui c’est très très difficile d’être dans cette situation-là. En France, on parle en effet d’un congé paternité qui est très très court, ce qui n’est pas le cas dans les pays nordiques et c’est le souhait d’un nombre de pères grandissant en France, de pouvoir aller au bout de ce congé paternité. Et concernant l’allaitement, ma réflexion en tout cas personnelle c’est qu’il faudrait que l’on puisse avoir un congé maternité qui aille au moins jusqu’à la recommandation de l’OMS sur l’allaitement exclusif, c’est-à-dire que la mère puisse être dans les 6 mois concentrée sur cette tâche-là, qui est essentielle. c’est compliqué. Et bien sûr, que son compagnon ou sa compagne ou autre selon le style de vie, puisse l’accompagner, ça semble être le minimum. Parce que quand vous parlez justement du besoin communautaire, c’est vrai que je me rappelle très bien personnellement, les moments où je m’occupais de mon enfant sans même quitter le domicile, pendant que ma compagne pouvait discuter avec nos amis, la famille, parler d’autres choses que du bébé, c’étaient des moments qui avaient l’air d’être très libérateurs.

35:12 INGRID : Oui. c’est sûr, c’est essentiel, c’est la bouffée d’oxygène. Surtout qu’au départ ça reste symbiotique au départ, la relation avec un bébé. Mais très vite, un bébé qui est sécurisé sur le plan de l’attachement, eh bien il va passer dans ses comportements d’exploration. Il va vouloir explorer le monde à l’extérieur de lui. Sortir de la bulle maman/bébé. Il va aller vers papa, vers les grandes sœurs, les parrains, marraines et ainsi de suite. Donc les bébés humains sont de base curieux, sociaux, nous avons un cerveau social énorme, créé pour ça. Et donc il va créer des figures d’attachement dites secondaires, mais qui sont essentielles à son développement et à l’oxygène de la maman. Donc le maternage humain est un maternage communautaire. Moi, encore avec 30 ans de recul je bénis toujours la gardienne des enfants qui est devenue vraiment une figure d’attachement pour eux, et une personne importante dans leur vie, et les grands-parents, les marraines aussi, c’était très important, ce réseau-là autour de moi m’a permis de retrouver cet oxygène-là, cette vie sociale, la vie professionnelle aussi de toute façon. Mais en dehors de la vie professionnelle, il y a une vie sociale aussi.

36:38 CÉDRIC : c’est ça. D’ailleurs vous l’écrivez très bien dans votre livre, il y a une phrase qui m’a interpellé, qui est que “l’allaitement est à la fois idéalisé, mais représente pour un certain nombre de femmes un idéal inatteignable”. Je trouve cette phrase très puissante, et c’est quand même dingue, ce qui doit se passer pour le coup dans la tête d’une mère qui allaite et qui veut avoir cet allaitement-là.

37:04 INGRID : Oui. Alors, il y a plein de bricolages possibles avec les congés, avec les rab des heures supplémentaires, chacune fait le mieux possible pour y arriver. Pour arriver à avoir un petit peu plus de temps avec son bébé, pour se poser dans cette maternité, pour sentir quand est-ce qu’elle est prête, aussi. Pour sortir du cocon. Mais même quand elle est dans le cocon, elle a aussi besoin de soins, d’entourage, etc.

37:35 CÉDRIC : Et justement nous parlions du besoin de s’occuper de l’enfant à plusieurs, ça tombe bien parce que, si l’on enlève le côté congé paternité, il y a aussi un père qui est là, quelle est la place du père selon vous dans l’allaitement ?

37:54 INGRID : Oh, je crois qu’il y a beaucoup de formules possibles. Déjà, la première chose, l’allaitement. La place du père dans l’allaitement, si l’on a une vision de l’allaitement qui est uniquement nutritionnelle, le bébé estomac, et on alimente le bébé estomac, il n’y a pas de place pour le père. Si on voit le bébé autrement, comme un être de relation, qui cherche d’abord la continuité sensorielle transnatale, c’est-à-dire des repères sensoriels qui lui permettent de faire le lien entre la vie intra-utérine et la vie extra-utérine, donc par exemple le mouvement, le bercement, la voix les odeurs… La voix de maman, mais de papa aussi, il a pris le temps de lui parler par exemple au-dessus du ventre, donc il va la reconnaître. Si le couple s’entend bien et que la voix et le toucher du père sont associés chez la mère à une détente musculaire, l’enfant, le fœtus va associer des sensations très… Moi j’ai vu des bébés ouvrir grand les yeux en reconnaissant la voix de leur papa qui leur parlait, c’était une évidence. Donc on part du bébé relationnel, sensoriel, qui a des besoins de continuité sensorielle transnatale qui va créer son camp de base de sécurité. Dans cette continuité-là, il va découvrir la tétée et l’allaitement. Pourquoi ? Parce que sur le plan sensoriel, le sein maternel et le corps maternel est un super parc d’attractions pour bébé. Et donc il va faire l’expérience de l’allaitement et ça va amener une série de satisfactions. Mais ce bébé-là peut aussi trouver des repères sensoriels et des réassurances, et des découvertes à travers la niche sensorielle du papa. J’aime bien cette expression-là, de Boris Cyrulnik. Cette niche sensorielle différente de la mère, mais qui est bienveillante également. Et donc ça va l’emmener en dehors de sa zone de sécurité, ça va l’emmener dans l’inhabituel, s’il est sécurisé par sa première plateforme si je puis dire, il va être prêt à explorer et aller vers papa. J’ai écrit un article, qui est sur mon site, qui s’appelle “Papa ne donne pas le sein, tant mieux”. Dire que l’allaitement prive le bébé de son père c’est vraiment prendre le bébé pour un estomac sur pattes. Si l’on réalise que bébé est d’abord un être relationnel et sensoriel, avec des rythmes neurologiques qui vont évoluer très vite durant les deux premières années, c’est évident que le père nourrit le développement de son enfant, aussi bien sur le plan social, le plan sensoriel, ou sur le plan des expériences motrices. Moi ce que je vois aussi c’est que les papas vont verbaliser beaucoup les progrès moteurs du bébé, par exemple. Ils vont en parler devant les autres, et l’enfant entend cela, il sait que l’on parle de lui, il entend la voix du père qui parle de lui avec une intonation de fierté, et ça aussi ça l’enracine dans le monde. Alors ce n’est pas la place du père dans l’allaitement, c’est la place du père auprès de son enfant. Voilà [rires], et l’allaitement est une partie de la vie de l’enfant.

40:57 CÉDRIC : c’est très bien dit, en effet la vie de l’enfant ne se résume pas à l’allaitement et c’est quelque chose qu’il ne faut pas oublier. c’est ça qui est chouette. Il y a quand même pas mal d’idées reçues sur l’allaitement. Je peux vous citer quelques phrases auxquelles j’ai eu droit en tant que père d’un enfant allaité. Alors je ne vous demande pas forcément de toutes les commenter, mais que l’on essaie de faire un point sur cette vision existante qui peut être très agressive par moments, vis-à-vis de l’allaitement. Donc des phrases comme “Le lait soit tu en as, soit tu n’en as pas”, le fait de dire que “Le lait industriel est meilleur pour l’enfant, il n’y a que de bonnes choses dedans”, l’exclamation aussi “Ta femme allaite encore à 12 mois ?! Attends c’est possible d’avoir encore du lait à ce moment-là ?”, “Allaiter c’est devenir l’esclave de son enfant, encore plus la nuit”, et “Allaiter c’est exclure le père de la relation avec son enfant” mais celle-là on vient d’y répondre. Il y a vraiment cette vision qui est très très noire.

41:58 INGRID : Oui oui. Il s’agit d’une méconnaissance incroyable. Il y a quand même eu une rupture de transmission pendant plusieurs années, plusieurs générations je dirais même, surtout en France. On a quand même eu deux ou trois générations sans allaitement, surtout dans les villes où l’allaitement était arrêté. Et les femmes ont massivement accouché aussi à l’hôpital dans l’après-guerre. La puériculture qui avait cours dans les hôpitaux c’était la puériculture pour enfants abandonnés parce qu’avant que tout le monde arrive à l’hôpital pour accoucher, avant, qui est-ce qui accouchait à l’hôpital, dans les milieux publics ? C’étaient les femmes qui ne gardaient pas leurs enfants ou qui mourraient rapidement en couche. Bon les progrès de l’asepsie ont permis aux femmes de survivre à la naissance, alors qu’elles survivaient très bien en milieu rural parce que là, elles étaient dans leurs propres microbes, il faut quand même réaliser qu’accoucher dans un milieu public avec des étudiants en médecine qui ne se lavaient pas les mains, c’était quand même très très très risqué. Donc l’asepsie a vraiment permis de sauver, donc progressivement on a présenté l’hôpital comme le milieu du progrès, comme le lieu de l’anesthésie possible au moment de l’accouchement, alors que les femmes vivaient dans des corps qui ne leur appartenaient pas donc forcément l’accouchement était souvent un traumatisme effroyable, dont le discours se transmettait, lui, très bien de génération en génération. D’ailleurs on ne parlait pas de “contractions”, on parlait de “douleurs”. Les douleurs de l’accouchement, il paraît que c’est méritoire, etc. Ce dolorisme est épouvantable. Donc elles sont arrivées dans les années 45, 46, 47 dans les hôpitaux. Et là, qu’est-ce qu’on leur a fait découvrir ? La puériculture moderne, mais qui était une puériculture de collectivité. Mais elles ont acheté toutes ces choses sous la rubrique “progrès”, “progrès de l’obstétrique, anesthésie possible, antibiothérapie possible, vous n’allez plus souffrir, on va vous anesthésier vous n’allez rien sentir, à la fin vous serez inconsciente, etc.”, mais bon il y en a qui trouvaient cela mieux qu’un accouchement où elles hurlaient pendant des heures. Il faut voir d’où l’on part. Bref, elles arrivent dans ces hôpitaux, où il y a des nurses diplômées qui vont s’occuper de leur bébé, pour qu’elles puissent se reposer. Eh bien elles vont acheter ce que l’on va leur donner. Et j’ai consulté les manuels de puériculture qui étaient remis aux familles à la fin des années 40, c’est vraiment ça. On a instruit les femmes à ne pas bercer leur enfant, à ne pas répondre trop vite, si elles allaitaient et qu’elles insistaient pour allaiter, ma foi c’était bien, mais c’était 4 h, 5 min de chaque côté et puis on supplémentait. Parce que le colostrum on le considérait comme rien : avant la montée de lait il n’y avait pas de lait. Et donc il y a eu comme cela deux ou trois générations de femmes qui soit n’ont pas allaité, soit (et ça, c’est vraiment très grave) qui auraient voulu allaiter et qu’on a persuadé du fait qu’elles n’avaient pas de lait. Et quand je vois ce que moi j’ai appris dans les années 80, j’ai terminé l’école de sage-femme en 81, ce que j’ai appris à l’école c’est exactement ce qu’il faut faire pour arrêter une lactation en quelques semaines. Donc moi-même dans ce que j’ai dit au début de ma profession, j’ai probablement dû causer des arrêts d’allaitement précoces avec des femmes qui ont dit “Dans ma famille on n’a pas de lait, ma mère m’avait prévenue, j’ai essayé, j’ai eu une montée de lait pas possible, mais rien ne sortait et en quelques jours ça s’est arrêté”. Et donc on a maintenant dans les récits familiaux beaucoup de femmes qui disent, pour protéger leur fille, parfois, avec les meilleures intentions du monde, “Tu sais dans la famille on n’a pas de lait, tu sais du lait, tu en as ou tu n’en as pas, il y a des femmes qui ont de la chance et qui en ont, mais je te préviens d’avance, il y en a qui n’en ont pas”. Si c’était le cas, les sapins n’auraient pas survécu. Parce qu’il faut quand même dire que 5000 ans, ce n’est pas grand-chose par rapport à des millions d’années, mais alors 300 ans d’ère industrielle ce n’est rien du tout. Nous on avait un pédiatre qui donnait des cours de nutrition, il ne nous parlait que du biberon (la pédiatrie était sponsorisée par Nestlé à l’époque), et il disait que la fonction lactante allait diminuer et s’atténuer chez les femmes civilisées. Qu’il n’y allait plus y avoir que les femmes immigrées qui allaient allaiter donc “Profitez-en quand vous êtes en stage pour les observer”, alors je ne vous dis pas le racisme latent qu’il y avait là derrière parce qu’il parlait de cela avec un mépris pas possible, paix à son âme. Et il disait donc que les femmes civilisées, donc les blanches, allaient bientôt voir leur fonction lactante disparaître (d’ailleurs c’était déjà en cours), que ça allait être une évolution normale.

46:46 CÉDRIC : Eh bien, heureusement que non [rires].

46:53 INGRID : Non non non non, d’ailleurs il suffit d’une génération de femmes bien informées pour que cela revienne. c’est bien la preuve que ce qui est le petit vernis de fausses informations est très mince par rapport à la force de notre espèce.

47:04 CÉDRIC : Eh oui. En tout cas, ça laisse un bel espoir devant nous pour cet allaitement, que moi je défends. Alors vous avez évoqué le sujet aussi, qui est important, dont j’ai parlé aussi dans la partie 1 de ce sujet sur l’allaitement ; l’industrie du lait infantile. Juste pour rappeler un chiffre que j’ai cité ; 2 milliards de chiffre d’affaires au niveau mondial en 1987 à 40 milliards en 2017. Multiplier par 20 son chiffre d’affaires, il y a un enjeu économique, il y a un enjeu qui est capitaliste, et il y a un enjeu qui est aussi patriarcal. Parce que je pense que les deux sont vraiment liés. Ma question c’est, selon vous, dans quelle mesure le système patriarcal défini comme celui des dominants sur les dominés, celui qui est hiérarchisé, a joué un rôle dans la chute de la pratique de l’allaitement ?

48:08 INGRID : Oh… c’est tout ce que je vous ai expliqué dans la première partie. c’est la domestication des femmes. à partir du moment où la maternité (bon d’abord la conjugalité devient un devoir) devient une obligation. Et une obligation qui est liée à un sous statut et à un mépris des autres. Et que l’allaitement devient lié aussi à un sous statut, soit parce qu’on est rurale, soit parce qu’on est ouvrière et qu’on n’a pas d’argent, soit parce qu’on est nourrice et qu’on abandonne des enfants, que l’on se place quelquefois pour se constituer une dote, voilà. Ce sont toutes ces dominations en fait.

48:49 CÉDRIC : Complètement. Cette question avait pour but d’englober toute cette première partie qui était tellement riche. J’ai adoré. J’ai une petite dernière question. Votre livre est passionnant, dans l’intermède, vous parlez de communication, de communication au niveau des professionnels de l’accompagnement de la périnatalité, mais aussi de communication entre parents, évoquant un besoin d’empathie avec la situation de l’autre. J’ai trouvé cela extrêmement intéressant, et du ressenti que j’ai et de ce que je peux observer du ressenti des gens que je peux connaître, j’ai l’impression que c’est plutôt le contraire que nous faisons. Parce qu’on est dans un mode notamment sur l’allaitement versus le biberon, on sort les griffes dès que l’autre ne fait pas comme nous.

49:39 INGRID : Oui. On sort les griffes quand il y a un allaitement d’un mois versus un allaitement de trois ans. Ou un allaitement mixte, etc. Ce qu’il faut réaliser c’est que l’allaitement, comme la naissance, comme tout ce qui touche à la naissance ; le nombre d’enfants, l’écart entre les enfants, l’âge lors du premier enfant, avec qui l’on fait ses enfants, avec qui l’on ne fait pas ses enfants [rires], le type de contraception, le lieu d’accouchement. Par exemple, si vous voulez gâcher une soirée familiale avec un médecin un peu fermé, vous lancez un débat sur l’accouchement à domicile, ça marche à tous les coups, surtout en France. Ce n’est pas toujours le cas, mais bon, bref. Tout ce qui a trait à la naissance vient chercher nos valeurs fondamentales. Quel type de maternage, proximal ou pas trop, vient chercher non seulement nos valeurs fondamentales, mais aussi notre mémoire pas toujours consciente. Ce que l’on a soi-même reçu, en tant que femme, mais aussi en tant qu’homme. Et donc entre tout cela, on va devoir créer des compromis, parfois amener certaines choses à jour (c’est l’enfant intérieur dont vous parliez tout à l’heure), parfois guérir de certaines choses chez soi, etc. Mais quelquefois c’est trop, alors parfois on est mieux dans des compromis. Alors du coup dès que l’on est remis en question c’est dur, parce que l’exemple de quelqu’un qui fait autrement, ça vient nous insulter, ça vient appuyer sur nos choix de façon inconsciente, mais aussi parfois au niveau de nos blessures. Et alors ça pète, ça explose. Ça nécessite toute une maturité d’avoir suffisamment pris soin de soi pour pouvoir donner à l’autre la place de son expérience. c’est à ça que je convie les professionnels dans les formations que j’anime en communication. En fin de formation je les fais réagir sur des situations dont je sais qu’elles vont choquer leurs valeurs. Et donc on travaille là-dessus ; “Ça vous fait quoi ?”, “Ça me fait ça” “OK, maintenant si vous êtes centrés sur les parents, comment pouvez-vous réagir à telle situation, pour soutenir la parentalité de ce parent-là qui a fait cette chose qui vous paraît aberrante comme par exemple, donner un biberon avec un bras articulé” (je ne vais pas donner les autres, parce que sinon ça fait moins d’effet [rires]). Comment est-ce que l’on arrive à rejoindre le parent qui fait ça, pour arriver à entrer en communication avec lui, dans l’empathie. Alors c’est un système qui a des limites, parce que si l’on voit de la maltraitance infantile c’est sûr que là nous avons aussi une mission de travailler avec ces parents-là, pour ne pas continuer ces gestes, ça c’est évident. Mais il y a toute cette zone de flou entre le “c’est tout blanc, c’est comme moi j’aurais fait, c’est merveilleux, ce bébé est bien” et “Oh, là ça va mal, on va faire un signalement”. Il y a la zone entre les deux où nous sommes dans le flou, et ces zones-là viennent nous chercher très fort. Donc de professionnel à parent, oui il faut être très attentif, et ce n’est pas évident parce que nous nous sommes en plein dedans.

52:49 CÉDRIC : Vos derniers propos me rappellent encore une fois des termes que vous utilisez dans votre livre, où vous expliquez qu’entre le “seulement tout rose” et le “noir désastre, la grosse dépression” que peut être la parentalité, il y a quand même toute une palette de nuances, et en effet l’empathie peut permettre d’aller chercher cette palette et de communiquer entre nous avec de la compréhension. Moi, de mon côté, j’ai souvent l’habitude de dire qu’il ne faut pas se tromper de cons, qu’il vaut mieux chercher à comprendre au lieu de convaincre.

53:22 INGRID : Ah oui d’accord [rires]. Un de mes slogans c’est “Rejoindre plutôt que convaincre”.

53:30 CÉDRIC : Voilà, ça se rejoint. Nous allons arriver au terme de cette entrevue. J’encourage très sincèrement tout le monde à lire votre livre sur le 4e trimestre de la grossesse. Femme comme homme, parent ou parent en devenir, grands-parents, ou même des gens qui se posent des questions. Parce qu’il est vraiment très riche, il fait du bien, beaucoup de bien. Quels derniers conseils pourriez-vous avoir pour ces parents en devenir, ces parents qui se posent des questions ? Un conseil qui vous viendrait spontanément, pour essayer de leur donner une voie sur ce qui va leur arriver ?

54:10 INGRID : [Rires] Vous me surestimez beaucoup. En plus les conseils, ce n’est pas mon truc. Allez, je vais faire un gros effort : ne restez pas seuls, osez demander de l’aide, ne pas oublier que ce n’est pas normal d’être tout. e seul. e avec un bébé. Et qu’une mère, un père qui viennent accoucher, ont besoin d’une enveloppe bienveillante autour d’eux. Pour un allaitement, si on laisse tout faire, ça va se traduire sous forme de fête, mais de fête un peu rapide avec plein de monde qui vient à la maternité (bon en période de confinement on a un peu plus la paix), ça fait souvent un grand élan avec beaucoup de cadeaux dont on n’a pas forcément besoin. Je dirais “Construisez votre tribu postnatale, mais organisez-là avant”. La tribu postnatale c’est savoir que par exemple belle-maman n’a pas allaité ses enfants, mais elle est peut-être très bonne en cuisine et que lui demander des cadeaux de naissance sous forme de repas congelés, ça va lui faire très plaisir de s’impliquer. D’ailleurs sur mon site on peut télécharger les bons cadeaux de naissance. Ce sont des idées de cadeaux de naissance sous forme de services, je crois qu’il est temps de sortir du mode consommation. Et ces carnets de cadeaux de naissance sont en voie d’être traduits, la version anglaise est déjà prévue, mais les versions irlandaises et espagnoles sont en train d’arriver, donc voilà, ils vont bientôt être disponibles dans plusieurs langues. Ça peut être un outil de communication avec sa famille, une des façons de construire cette tribu postnatale.

CÉDRIC : Merci beaucoup, Ingrid Bayot, c’était un moment très enrichissant. Il me tarde de lire votre prochain livre. Et je vous remercie beaucoup pour cette interview.

INGRID : Ça m’a fait plaisir.

CÉDRIC : Merci.

CÉDRIC : Je vous remercie de m’avoir écouté, je vous invite à vous abonner, et nous pouvons aussi nous retrouver sur Facebook, Instagram et sur le blog Papatriarcat.fr. à bientôt.